« Le harcèlement moral en 2017«
Quelques notes prises lors de la conférence-débat avec Marie-France Hirigoyen (Café « Citoyen Santé Travail » 2017)
Pourquoi le harcèlement se met-il en place et pourquoi ça s’aggrave ?
Il y a plusieurs facteurs : sociaux, managériaux, individuels. Ces facteurs interagissent et se renforcent mutuellement.
Hirigoyen parle de mutations sociales, de changements au niveau individuel : la situation se dégrade.
Mutations du travail
Intensification, mais dans l’urgence. On est de plus en plus obligé de bâcler le travail. Il n’y a plus d’espace pour penser : on « fournit ». « Plus la glace est fine, plus il faut patiner vite ».
Pour augmenter la rentabilité, on standardise et tout est contrôlé, évalué. On perd son individualité et son intelligence. Le monde du travail s’est déshumanisé.
On ne vous dit pas la réalité de ce qu’on vous demande. On note son équipe, on est de plus en plus dans les rouages, un pion. Le monde du travail vous happe, vous met sous emprise.
On met sous emprise grâce à des promesses, de la séduction (on vante « l’équipe », « l’épanouissement », « la reconnaissance »). Un contrat narcissique, un discours creux, manipulateur. Il y a comme un écran sémantique qui dévie le sens des mots. On formate les gens aussi : « c’est normal qu’on fasse ça », on vous fait gober des choses inacceptables.
Eléments organisationnels
Le management est fragilisé. Les personnes sont hyper investies. Le burnout prépare le harcèlement. Dans la culture d’entreprise, le respect n’est plus valorisé. Les dérapages ne sont plus sanctionnés. A l’inverse, le management autoritaire (au sens « autoritariste » = excès d’autorité) favorise le harcèlement descendant. Quand le management laisse faire, le plus malin l’emporte. Cela crée du harcèlement à tous les niveaux, de tout type management pervers / excès d’agressivité etc.. La charte éthique est impeccable par contre.
Déclencheurs : souvent un changement de personnes ou d’organisation.
La société met sous pression, le monde est inquiétant. Il est difficile d’être soi-même. On entend de plus en plus des injonctions grotesques comme « activez votre réseau ».
Ce monde invite à tricher, pour se donner une bonne image, selon les modèles tout en haut (de la société, les politiques etc.). Il faut donner à voir, être dans le paraitre.
Eléments individuels
Nous sommes plus fragiles et plus exigeants. Notre besoin d’être valorisé nous amène à nous déresponsabiliser très vite : on se pose en victime. Le monde est insécurisant.
Une société narcissique et un monde professionnel qui se durcit : ce sont des facteurs conduisant au harcèlement.
On harcèle pour se grandir (le classique « dévaloriser les autres pour se valoriser soi-même »)
Si on n’est pas assez performant, on est mis de côté. Si on veut y arriver à tout prix : on pousse les autres. On harcèle parce qu’on a peur, parce qu’on est angoissé pour autre chose que le travail. On harcèle par besoin de s’affirmer, on harcèle par passivité : car on manque d’intelligence émotionnelle.
Les psychologues voient ensuite des personnes qui leur demandent de les réparer.
Les gens ne se remettent pas en question. Il y a cette problématique narcissique d’image de performance de gens qui s’hyper-adaptent à la société, qui s’adaptent aussi aux exigences de l’entreprise, ce qui peut les conduire au burnout.
Ils ne sont pas connectés à leurs propres émotions, et ne le sont donc pas non plus à celles des autres personnes: l’empathie avec l’autre devient impssible.
Ces harceleurs ne voient pas le problème. « La pression ? C’est normal, on a des objectifs ». Ils ne repèrent pas la souffrance de l’autre, ou alors ce n’est pas leur problème.
On harcèle aussi à cause de l’envie (cf. d’ailleurs le livre de M.F. Hirigoyen « Les Narcisse », extrait ci-dessous).
En ce qui concerne les personnalités pathologiques : il n’y en a pas plus qu’avant. Mais : le monde du travail va les sélectionner et les promouvoir, espérant en tirer profit. Les conséquences sur la santé des salariés sont graves : dépression, idées suicidaires, troubles psychosomatiques.
La difficulté c’est d’arriver à dire que ce qui m’arrive n’est pas normal (déni).
Les victimes ne passent pas par une phase où ils sont plus « agressifs » (où ils s’affirment enfin) : où ils arrivent à dire « là, ça suffit« . Et on développe une phobie de tout ce qui rappelle ces situations douloureuses, on ne veut plus rien en entendre. Ces personnes peuvent vivre des crises d’angoisse, des situations traumatiques.
C’est tellement grave, ça attaque quelque chose de notre humanité. Une humiliation. Dans une situation de harcèlement, on attaque la personne dans ce qu’elle est, son identité. Cela amène un effondrement narcissique. La personne est attaquée dans sa dignité. C’est cela qui fait la gravité et la distinction avec les autres risques psycho-sociaux. La personne peut faire un burnout, se sentir détruite.
On parle d’une personne qui en attaque une autre, et non pas d’un « système harcelant ». On attaque dans quelque chose extrêmement intime.
On voit de plus en plus d’hommes harcelés. Il y a quelques années on voyait peu d’hommes en consultation. Les hommes sont fragilisés mais ne consultent que tardivement. Les femmes, elles, se questionnent tôt. M.F. Hirigoyen recommande le film « Trois huit » de Philippe Le Guay.
Il est difficile pour un homme d’être victime de quelque chose et de le dire.
Il n’est souvent pas facile pour les conjoints de soutenir ces hommes. Le mythe de la virilité est très lourd pour les hommes. Mais quelque chose est en train de changer dans ce domaine : c’est très bien.
Le harcèlement, c’est la pathologie de la solitude. Il n’y a pas assez de solidarité, de soutien. On voit de plus en plus d’ombudsman, des personnes de confiance hors hiérarchie, c’est une bonne chose.
Lien harceleur-harcelé
Beaucoup de harceleurs sont dans l’inconscient par rapport à leur agissements. Beaucoup ont « de bonnes raisons », il se justifient, minimisent toujours.
On vise le point faible de la personne pour déstabiliser, c’est là que c’est pervers. Les « meilleurs » harceleurs sont les plus pervers. Ils repèrent les failles. Mais s’il y a résistance ils font marche arrière. Mais ils ne le font pas de manière ostensible. Ils attaquent de façon privée. Ils disqualifient progressivement. Ils conduisent la personne à perdre confiance en elle. Elle ne résiste plus. Les employeurs ont très peur de se tromper. Ils ont autre chose à faire que de débroussailler cette affaire. Mais : ils ont une obligation de résultat pour la prévention des risques psycho-sociaux. Mais, comme on ne dit: « pas vu pas pris »… Mais c’est un mauvais calcul. Le harcèlement a un impact sur le plan de la performance, de la créativité… on casse l’intelligence des personnes.
On attend trop du travail, mais les plus jeunes n’ont plus beaucoup d’attentes, d’illusions. Ils sont plus lucides.
En ce qui concerne le harcèlement : une accumulation de petites choses fera que ça va devenir un traumatisme. On dit aux personnes de tout noter dans un carnet : le cerveau efface ces choses-là, il se produit une sorte de nettoyage automatique.
Après coup, beaucoup de personnes se disent : comment j’ai pu supporter cela ? Au Prud’homme/ Tribunal ils ne récupèrent pas toujours grand-chose, mais ils le font par principe. Beaucoup d’avocats disent qu’il est trop difficile de plaider le harcèlement moral, ils trouvent donc autre chose. Beaucoup de personnes préfèrent une négociation pour pouvoir passer à autre chose. La difficulté, c’est que les personnes ressassent et ne cherchent même plus un travail. Ils sont focalisés sur ça.
Il faudrait responsabiliser les directions générales des entreprises, il faudrait un casier judiciaire pour les entreprises.
Marie France Hirigoyen se bat pour que ces personnes se défendent.
Lors d’une conférence ultérieure, avec Vincent de Gaulejac, ce dernier donne également le conseil : « ne suscitez jamais l’envie« .
De manière similaire, Christophe André met en garde, dans son ouvrage « L’estime de soi – s’aimer pour mieux vivre avec les autres » : « Attention à ne pas être trop beau : il est important, pour tirer les avantages (de la beauté), que vous n’écrasiez pas votre entourage de votre éclat. Les bénéfices de la beauté, vont plutôt aux personnes « moyennement » belles, car elles permettent à chacun de s’en imaginer proche. Si l’écart est trop grand, les autres risquent de se sentir laids à votre côté, et cela se retournera contre vous. » On peut sans doute substituer « compétence » ou « intelligence » à « beauté » dans le paragraphe ci-dessus.
« En période de crise, dans toutes les sociétés s’active une logique archaïque, du bouc émissaire, désigné comme coupable des malheurs de ladite société. La croyance primitive est que l’élimination de ce fautif permettra à la société de réintégrer son ordre antérieur et de revivre en paix (…) Cette logique stigmatise toujours ceux qui sortent du lot, souvent par le haut (..) ». Ariane Bilheran, 2010 (‘Tous des harcelés?’ p. 88)
Source : Café Citoyens Santé Travail : “Que dire sur le harcèlement moral en 2017?”
Avec Marie-France Hirigoyen, médecin psychiatre, psychanalyste, spécialiste du harcèlement moral.
Voir aussi :
Livre « Travailler à armes égales » en téléchargement libre. « L’ouvrage de Marie Pezé, Rachel Saada et Nicolas Sandret, consacrée à la souffrance au travail, propose des outils pour réagir : connaître le droit du travail, les modalités d’un contrat, savoir reconnaître les techniques de management pathogènes, faire appel à des acteurs de prévention dans et hors de l’entreprise… »
Livret de la conférence bullying (pour aller plus loin)
https://bullying2018.sciencesconf.org/data/pages/Bullying2018.pdf
Christophe ANDRE, François LELORD, L’estime de soi – s’aimer pour mieux vivre avec les autres. Paris : Odile Jacob, 2008, p.158